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Portrait de leader

La force tranquille

Esteban Chornet
Esteban Chornet
Photo : Michel Caron

7 février 2008

Karine Bellerive

Figure de proue de l'Université de Sherbrooke, Esteban Chornet a connu une carrière académique exceptionnelle. Professeur associé depuis septembre 2007, l'ingénieur chimiste investit désormais une grande part de ses énergies dans le développement des entreprises qu'il a aidé à créer, Enerkem Technologies et Fractal Systems, dont l'un des ambitieux objectifs frappe l'imaginaire : réduire les émissions de gaz à effet de serre en détournant nos déchets des sites d'enfouissement pour les transformer en éthanol.

Le sourire timide et les yeux rieurs, Esteban Chornet préfère discuter de ses projets, de sa famille et de sa vision de l'avenir que de lui-même. Le chercheur aurait pourtant d'excellentes raisons de se vanter. Élu membre de la Société royale du Canada en 2006, lauréat 2004 du prix du Québec Lionel-Boulet, récipiendaire de la prestigieuse bourse Steacie du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada en 1984, il jouit d'une reconnaissance internationale.

Titulaire de la Chaire industrielle en éthanol cellulosique et biocarburants de 2e génération, il s'intéresse au développement d'énergies alternatives vertes. Un partenariat entre l'UdeS et Enerkem Technologies lui permet de marier recherche fondamentale et application concrète. «Je dirige actuellement six étudiants aux cycles supérieurs, dit-il. Ils ont accès à notre usine de démonstration de production d'éthanol cellulosique de Westbury et à notre usine pilote de Sherbrooke. Les concepts et les preuves théoriques qu'ils élaborent à l'Université peuvent donc être appliqués concrètement.»

À terme, les activités du groupe devraient littéralement révolutionner le secteur énergétique en réduisant la consommation globale de produits pétroliers. Selon le professeur, l'éthanol fabriqué à partir de déchets agricoles et de résidus de bois ainsi que de la fraction non recyclable des résidus urbains sera plus efficace en termes d'énergie, et économiquement aussi favorable que l'éthanol traditionnel issu de l'amidon du maïs ou du blé. «Nous allons régler deux problèmes : la diminution de la pollution et des émissions de gaz à effet de serre ainsi que l'approvisionnement en énergie. Tout cela en plus de créer un nouveau secteur d'affaires», s'exclame-t-il. Leader mondial dans le domaine, Enerkem Technologies dispose en effet d'un marché qui dépasse largement les frontières du Québec.

Un esprit visionnaire

L'esprit visionnaire d'Esteban Chornet s'est dévoilé tout au long de sa carrière. Originaire de Majorque, la plus grande des îles Baléares au large de l'Espagne, il obtient un diplôme de génie industriel de l'Université polytechnique de Barcelone. Il effectue ensuite ses études doctorales à l'Université Lehigh de Pennsylvanie, avant de se joindre à l'équipe de professeurs de l'UdeS en 1970. «L'Université de Sherbrooke était réellement une institution montante, évoque-t-il. Elle réunissait beaucoup de gens qui n'étaient pas nés au Canada dans les secteurs du génie, de la science et de la médecine. Cette hybridation faisait de Sherbrooke une ville où il faisait bon vivre et travailler.»

Le professeur se remémore la prospérité qui régnait à cette époque au Canada : «Il n'y avait pas de limite. Le Canada était le pays le plus riche au monde!» Pourtant, les questions énergétiques étaient déjà une importante source de préoccupations. «On pensait moins à l'environnement, mais il y avait d'autres problèmes à régler, dit le professeur. Quand l'Organisation des pays exportateurs de pétrole a fermé le robinet, ça a entraîné d'énormes difficultés d'approvisionnement. Nous avons été confrontés à notre dépendance.» Ainsi, la crise énergétique de 1973 a incité Esteban Chornet à orienter ses recherches vers le développement d'énergies alternatives. «Mon intuition me disait que ce serait un problème récurrent», explique-t-il.

Une affaire de famille

Humble et philosophe, Esteban Chornet estime que ses succès reposent en grande partie sur le soutien de ses proches : «J'ai une bonne famille et une bonne santé. Il y a une partie de chance dans tout cela. Mais une fois qu'elle arrive, il faut savoir en profiter. J'ai étudié fort, j'ai parfois sacrifié ma famille pour accéder à une situation où je peux influencer les décideurs.»

Reconnaissant, l'homme souligne que l'appui de son épouse, Mercedes Chornet, s'est révélé primordial. «Enseignante retraitée du Cégep de Sherbrooke, elle a mis une croix sur une carrière universitaire pour éduquer nos enfants, confie-t-il. C'est elle qui a instauré une dynamique de discussion, qui nous a permis à tous de nous développer intellectuellement, dans une vision commune.» Il parle également avec fierté de ses trois fils, dont deux travaillent d'ailleurs à ses côtés. «Ce sont des professionnels accomplis. Ils ont réalisé beaucoup plus de choses que moi-même à leur âge.»

Regard vers l'avenir

Un récent voyage à Singapour, lors duquel il est allé visiter son fils aîné qui y oeuvre pour une importante multinationale, alimente les réflexions d'Esteban Chornet. Agnostique et terre-à-terre, sans être dogmatique, il affirme que ce pays constitue un modèle de développement qui devrait nous inspirer. «En occident, on se regarde comme si on était le summum, déplore-t-il. Mais il existe d'autres modèles qui sont peut-être supérieurs aux nôtres, plus adéquats à l'évolution humaine. Singapour nous a dépassés.»

Le chercheur souligne qu'au sein de cette démocratie autoritaire, les libertés collectives priment sur les libertés individuelles dans plusieurs secteurs. «Il est interdit d'avoir plus d'une voiture par ménage, par exemple, explique-t-il. Singapour est un État interracial, un pôle économique et environnemental qui fonctionne très bien.» Esteban Chornet croit que les décideurs devront tôt ou tard s'interroger sur des questions capitales quant à l'avenir de l'humanité. «Nous devrons développer une chimie et une ingénierie vertes afin de vivre avec moins d'agressivité envers l'environnement», conclut-il.